0 Jours de la Marne

Jours de la Marne de Maurice Genevoix. Tout de suite j’ai été attirée par cette couverture. Sépia, pas le noir et blanc attendu des livres d’histoire. Les images de soldats mille fois vus et revus. La Grande Guerre. Flammarion 3 francs 75. J’en suis le fruit : ma grand mère, veuve de guerre dès l’automne 14, dans un sursaut patriotique, par désir secret ou avoué de retrouver un mari, pour avoir quelqu’un à qui envoyer des colis, devint marraine de guerre. Son filleul survécut à Verdun, à la Marne, à l’horreur - il devint mon grand père. Plus tard, dans les années 20, il traîna ses filles sur les champs de bataille, pour qu’on n’oublie jamais, pour qu’elles transmettent - ce qui fut fait. La Grande Guerre, un trou béant, une cicatrice. Et sur la couverture sépia, des regards d’hommes. Comment ont-il pu tenir quatre ans ?

Maurice Genevoix, je ne connais que de nom. Je voudrais bien lire le livre. Je vais à la bibliothèque Faidherbe, regarde le catalogue. Jours de la Marne n’y est pas mais plusieurs gros tomes intitulés La guerre, pas conservés sur place, mais à la réserve centrale. J’en profite pour me promener dans la bibliothèque, sort d’un rayon Henry Bauchau, et Paroles de poilus du rayon DVD. Seulement ma carte est bloquée, j’ai des livres en retard dans une autre bibliothèque. J’aime assez ces contretemps, les possibles qui n’ont pas lieu.
Le samedi après-midi je vais à Beaubourg dans l’espoir de trouver Jours de Marne. Il pleut. Je monte au dernier étage, rayon littérature, GA, GE, GEN, je trouve Genevoix mais pas le livre convoité, seulement Verdun dans la collection Omnibus. Je me dirige vers le rayon Histoire. Je tombe sur un ami dont justement je tiens le dernier roman à la main, je l’avais emporté pour me distraire dans la queue. Serendipity. Gentiment il me le dédicace. Nous bavardons en silence pour ne pas déranger. Je médite sur le corps des objets, la matérialité et le flux, la nécessité de marcher dans son corps, de tenir les choses, les poser, les déplacer, les transporter dans la ville.

A côté du Genevoix, j’ai pris dans le rayon Histoire, Jaurès paysan. Mon grand père venait du Tarn, un village entre Castres et Dourgne, dont j’apprendrais en lisant que c’était la seule circonscription qui avait voté pour Jaurès en 1889. J’alterne les lectures, je copie des extraits. Discours de Jaurès : « Vous faites fermenter en eux des besoins nouveaux ; puis par vos expositions universelles, je ne vous le reproche pas, je constate, vous les précipitez à prix réduits vers des spectacles nouveaux, et eux, les habitués des solitudes ou des petits groupes locaux, ou de ces marchés de villages qui ont encore un air de famille, vous les jetez, vous les perdez dans le torrent des foules inquiètes que mène je ne sais quel besoin d’agitation ». Et des bouts de Genevoix : « la marche errante de gens qui ont perdu leur chemin (...) mâchant du singe filandreux et du pain élastique (...) la promenade dans la boue recommence (...) il y a de l’anxiété dans l’air (...) La nuit s’annonce transparente et douce (...) ramassant de-ci de-là des morceaux d’acier déchiquetés, encore chauds (...) l’herbe est drue et vivace. J’en vois qui se déchaussent et marchent pieds nus dans cette fraîcheur verte ». Et plus haut, « ce que nous avons fait, c’est plus qu’on ne pouvait demander à des hommes et nous l’avons fait ». Je pense à l’épaisseur de l’histoire, à la superposition des époques, comme un immense mille feuilles.

Plus tard dans la semaine, je dépasse un cycliste qui a sur son porte bagage un livre à la couverture bien similaire aux Jours de la Marne, couleur sépia, des soldats, soigneusement retenu par un sandeau, un peu brinquebalant quand même. Je regrette de ne pas avoir eu la présence d’esprit de la photographier. C’est The Face of Battle de John Keegan. De retour à la maison, je google, Anatomie de la bataille en français, sur l’art de la guerre vu de l’intérieur, à travers les âges. Peut-être un jour je le lirai. Peut-être il tombera du porte bagage, quelqu’un le ramassera, il atterrira sur un étalage, je le trouverai, peut-être. Peut-être ce livre croisera un jour à nouveau mon chemin. Je pense aux livres qui circulent dans la ville, dans les trains, sur les vélos, les bateaux, les avions, une plage arrière de voiture.

J’ai posé la photo de Ludovic Cantais sur le manteau de la cheminée tout contre une immense toile orange et rouge et blanche et grise rapportée d’Australie. L’artiste que nous avions rencontrée m’avait que chacun des points gris était fait de cendre et que cette cendre c’était celle des morts qui traçaient le chemin sans cesse recommencé, ces spirales au coeur du tableau. J’allume une bougie en leur honneur, en leur souvenir. Personne de passage chez moi n’a fait de commentaire sur la photo des Jours de Marne, sauf ma fille, « Pourquoi tu t’intéresses tant aux morts ? » J’ai envie de lui répondre qu’ils sont toujours avec nous dans les interstices de l’histoire et la grâce de la littérature.

Temps de rendre la photographie à la galerie. C’est bien. Elle commençait à se fondre dans le bric à brac de l’appartement, je commençais à l’oublier. Le temps de ce périple, du livre abandonné au livre photographié, à la photographie exposée puis empruntée, qui a son tour a mené à la lecture d’un auteur oublié, 3 francs 75, je me suis un peu rapprochée de ce grand père que je n’ai jamais connu.

Sylvie Decaux
 

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